vendredi 9 avril 2010

Prêtre et chercheur scientifique


Comme chaque matin, j’arrive au labo et je m’arrête à la cuisine.

C’est l’heure du café. Il y a déjà du monde. Je m’assois. Les discussions vont bon train. Tous les sujets y passent. « Il y avait du monde sur la route pour venir ce matin. » « Comment va ta fille ? » « Vous avez regardé le reportage sur la 2 ? » Le travail s’organise là aussi, dans ces échanges informels où l’on se passe les informations : « J’ai reçu les pipettes stériles. » « Il faut demander aux électriciens de réparer l’alimentation de la pièce des congélateurs. » Tout à coup, Yolande me demande si on peut prendre une amie musulmane comme marraine, pour le baptême de sa petite-fille ? Je sais qu’en répondant, c’est aussi aux autres que je vais essayer de dire ce qu’est une marraine, et ce qu’est un baptême. Je me garde bien de prononcer un « oui » ou un « non ». J’évite de me laisser enfermer dans un rôle de celui qui prononce le permis et l’interdit.

Ce fut l’un de mes premiers chocs de jeune prêtre : le cléricalisme ordinaire des paroissiens, cherchant à me pousser vers une figure classique de prêtre. Très vite j’ai résisté à endosser le costume de père-la-censure. On me l’a reproché. « Vous n’assumez pas la responsabilité de la paroisse. » Je pense au contraire que ce cléricalisme est une perversion de la religion, au service plutôt de l’ordre que de l’évangile. Mais certains ont du mal à faire la différence … Jamais je n’ai souhaité quitter le travail pour devenir prêtre.

Le laboratoire de cancérologie - où je travaille comme ingénieur de recherche - est une petite unité professionnelle qui regroupe une trentaine de personnes. Il y a diversité de dons mais c’est le même service : ici on fait du diagnostic cancer, on fournit aux médecins les analyses qui les aideront à choisir la meilleure thérapeutique. Diversité de fonctions, mais c’est la même chapelle : l’Assistance Publique – Hôpitaux de Marseille. Je suis né dans ce milieu : mes parents ont tous deux fait leur vie professionnelle au sein des Hôpitaux de Paris.

Au labo, je mène ma double vie…

Prêtre et biologiste. Ce n’est une double vie qu’aux yeux de ceux qui ne veulent pas comprendre l'unité d'une vie de prêtre au travail. Cette critique n’est pas rare. On nous reproche de n’être pas utiles, de ne pas prendre part à la tâche écrasante des paroisses. Pourtant, pour moi, être prêtre ce n'est pas seulement faire le prêtre.

Il est vrai que si l’on demandait de définir un prêtre en quelques mots, bien des gens diraient : c'est celui qui fait la messe. Ils auraient à moitié raison : c’est cela, mais pas seulement cela. Il n’est pas seulement sacerdotal (c’est la dimension sacrée, celle de la messe, des sacrements et des célébrations). Il est aussi presbytre : le mot signifie "l'ancien" car aux débuts de l'Eglise, on choisissait parmi les anciens ceux qui conduiraient la communauté et la prière. Il rassemble, il suscite une ecclésia c'est-à-dire une communauté chrétienne.

Il est aussi collaborateur de l’évêque – successeur des apôtres. L’évêque a la charge de l’unité des chrétiens, d’enseigner et de transmettre la foi, d’annoncer à tous le joyeux message du Christ (Joyeux message se dit en grec : ev’angelium). Et comme il ne peut pas aller partout, il envoie ses prêtres vers ceux qui n’ont pas entendu ce joyeux message. Les prêtres - et toute l’église - sont pour cela missionnaires : il veulent faire profiter à tous de l’héritage royal, de l’héritage divin offert à tout homme.

J’ai été envoyé dans le secteur scientifique et technique de la recherche hospitalière. J’ai été envoyé non pas vers une paroisse, mais vers un milieu professionnel, vers un peuple qui n’est pas un groupe chrétien.

Mon travail n’est donc pas secondaire, comme s’il m’était demandé d’être d’abord prêtre, puis de trouver un lieu professionnel pour développer cette prêtrise. Non, mon travail n’est pas un moyen pastoral au service de la prêtrise. C’est plus que cela. Mon travail n’est pas un moyen, mais le mode par lequel j’engage le ministère de prêtre. Et il n’est pas anecdotique que j’aie été envoyé justement dans la recherche en biologie, le domaine de compétence que j’ai longuement développé. Mon travail n’est pas un « domaine d’application » d’une compétence plus large, la prêtrise. C’est un envoi spécifique que j’ai reçu de mon évêque Georges Gilson. Et mon travail n’est pas juste un complément de lieu. C’est le matériau même de cette prêtrise. Cela, j’ai tardé à le comprendre.

J’ai de l’inaptitude au ministère paroissial. Je n’en ai pas le goût, et pas la compétence. Je n’aurais pas été intéressé à engager un ministère éloigné de cette réalité fondamentale de presque tout le monde. C’est là, au travail, dans ma compétence, c’est là qu’est l’enjeu d’engager ce service de prêtre, là où est sollicité le meilleur de mon intelligence, de mon effort. Dans cette activité humaine fatigante, contraignante, lieu de conflits, d’amitiés, de dialogues, de rancune. C’est bien là que l’Eglise s’engage, et par sa présence elle porte et signifie ce que lui a demandé le Christ Jésus. Elle ne l’engage pas que dans des lieux spécialisés, des lieux chrétiens. Elle le porte au contraire dans des lieux qui ne sont pas les siens, là où ce n’est pas son milieu naturel. Pour que ça devienne son milieu naturel. Pour épouser le monde tel qu’il est, partout où il est.

Pour aller partout, faudra-t-il aller jusque dans les lieux obscurs ? Faudra-t-il qu’un prêtre soit envoyé dans les milieux de la délinquance ou du proxénétisme ? Faut-il que ce ministère de l’Eglise soit porté partout ? Partout, oui mais pas de n’importe quelle manière ! Pas comme délinquant, mais comme éducateur ; pas comme proxénète mais comme juge ou travailleur social auprès des prostituées. J'arrête là-dessus. D’autres diront des choses plus justes.

Mais alors, quand est-ce que tu es prêtre ? Et quand est-ce que tu fais la messe ? Tu as une paroisse ? Ta paroisse c'est ton labo ?

Est-ce que j’ai une paroisse ? Oui j'accompagne une petite communauté chrétienne de quartier. J'y consacre peu de temps. Ce n'est pas la priorité à laquelle l'évêque de la Mission de France m'a envoyé. Depuis 1941, la Mission de France envoie des prêtres auprès de ceux qui ne partagent pas la foi chrétienne. « Il y a un mur qui sépare l'Eglise de la masse, et ce mur il faut l'abattre! » Réduire cette séparation, jeter des ponts, tisser des liens, bâtir de la confiance, murmurer l'évangile. Nous nous reconnaissons mieux dans ces expressions. Etre avec plutôt que faire pour

J'insiste : mon travail, n'est pas le moyen par lequel je suis prêtre, mais le mode selon lequel je suis engagé, et j'engage l'Eglise et le ministère de prêtre.

Pourtant mon labo n'est pas ma paroisse. Je ne suis pas un prêcheur embusqué, attendant son heure pour sortir du bois, attendant qu'une question posée permette d'argumenter ce que chantaient nos aînés : "nous referons chrétiens nos frères".

Au labo, je ne suis pas un agent d'infiltration, pas plus que nous ne sommes une cellule dormante dans notre quartier. Je suis un missionnaire. Et cela ne signifie pas "faire en sorte que les autres adoptent mes convictions, ma foi, mon groupe social." Tant de gens croient que la mission, c'est faire devenir les autres semblables à nous ! Ce serait abolir l'altérité ? Réduire l'autre au même ?

Mon métier n'est pas un prétexte. C'est d'abord une passion. Ceux qui me connaissent depuis longtemps savent que c'est ma première vocation. J'ai voulu être "chimiste" à dix ans - et prêtre à quatorze ans. Chimiste pour "faire des vaccins pour guérir les gens". Et prêtre "pour réussir ma vie, donc la construire sur ce qui est le plus important : l'amour".

Prêtre au travail, ça sert à quoi ?

Etre prêtre en milieu professionnel, c’est l’être au milieu de gens qui ne me l’ont pas demandé, dont les rapports avec moi sont professionnels, et non pas religieux. Il y a là une irruption du religieux ! Certains ne l’apprécient pas, peuvent être agressifs. Certains au contraire en sont touchés : ils posent sur moi une appréciation généreuse, avant même de me connaître.

La présence d’un prêtre est ressentie comme une ambassade. On comprend qu’il est envoyé, mandaté, qu’il n’est pas là à son compte. Il est perçu comme un cadre de l’institution Eglise, un référent. On peut lui poser les questions qu’on veut poser à l’Eglise, on débat avec lui, on lui reproche tout ce qu’on reproche à l’Eglise :

- Le célibat des prêtres, considéré comme un mauvais signe, et qui a de mauvaises conséquences : solitude, alcool, déviances sexuelles.

- la richesse de l’Eglise, ou encore sa rigidité liée à la loi, la morale, les obligations de vie.

Souvent, un prêtre au travail est considéré comme un prêtre « utile », qui connaît le monde, n’ignore pas les contraintes de la vie ordinaire, bien que beaucoup pensent dommageable qu’il ignore la vie de famille, pour « savoir ce qu’on vit ».

Oui, il me semble qu’un prêtre en milieu professionnel rend présente l’Eglise. Il engage le ministère de l’Eglise au milieu d’un peuple qui ne se reconnaît pas d’Eglise. Son intention peut-être d’y venir de façon sacramentelle : comme signe de l’amour de Dieu. Mais je ne crois pas qu’il soit perçu comme ça. Les gens ne voient pas là un signe de l’amour de Dieu, une présence de Dieu à son peuple. Il est perçu plutôt comme un missionnaire, un peu comme un commercial essayant de rallier le plus grand nombre à ses convictions et croyances.

Il nous revient alors de sortir de ces présupposés, pour qu’émerge autre chose.

- une gratuité, une fraternité, signe de communauté de destin.

- une éthique (nos choix et nos opinions sont pétris de notre foi chrétienne),

- une sagesse (relativisation des problèmes, sérénité, confiance, joie).

- une relation personnelle à Dieu, une foi personnelle qui n’est pas seulement reçue et subie.

« C’est à l’amour que vous aurez les uns pour les autres que l’on connaîtra que vous êtes mes disciples ». Attention : beaucoup de chrétiens vivent avec la fascination de l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes. C’est un poison. Ils voudraient donner à d’autres l’envie de devenir chrétiens. Mais ça sonne faux. L’un des signes les plus clairs, les plus lisibles que puisse donner l’Eglise, c’est la mission de service et d’amour auprès des pauvres. Elle fait un lien explicite entre Dieu et le désir de fraternité, de don de soi, de miséricorde.

Comme prêtre au travail qu’est-ce que j’essaye d’honorer ? J’essaye de tisser une fraternité, une familiarité entre l’Eglise et le monde dont elle s’est éloignée. J’essaye de dire que la foi n’est pas seulement une option personnelle, semblable à une opinion ou à un goût. La foi est un enjeu pour l’homme, un enjeu social (de justice, de liberté), un enjeu mystique (parce que la vérité est plus grande que la réalité), un enjeu eschatologique (parce que la foi est le moyen de posséder déjà ce que l’on espère).

Les prêtres au travail portent un ministère discret, jadis plus orienté vers les luttes de justice dans le monde professionnel. Nous choisissons un habitat ordinaire, mêlés aux gens ordinaires, pour y vivre l’extra-ordinaire : pour se consacrer et pour consacrer ce monde. La mission devient alors un art de vivre avec joie, selon le trésor que nous avons découvert. La mission devient manifestation de liberté, de richesse, de joie.

Publié dans « La lettre aux communautés » n° 239

1 commentaire:

  1. Je crois que Dieu crée le monde et ses habitants par le moyen de l'évolution des espèces !

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